lundi 25 février 2013

Cithare Noire : Mathias Delplanque & E'Joung-Ju au Musée du Quai Branly



"Rapa-Nui est le nom donné par les indigènes à l'île de Pâques, et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a, me semble t-il, de la tristesse, de la sauvagerie et de la nuit... Nuit des temps, nuit des origines ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s'agit ; mais il est certain que ces nuages noirs, dont le pays s'enténèbre pour nous apparaître, répondent bien à l'attente de mon imagination."*

Devant la tête Moaï posée sur un piédestal de 5m de haut, une lumière zénithale fait paraître son relief massif fragile comme de la terre séchée, friable. A coté un petit carton blanc indique "Tête Moaï XI - XVe siècle - tuf volcanique. Ramenée en 1872 par l'équipage de La Flore : frégate française sur laquelle Pierre Loti s'était embarqué à Valparaiso". Derrière, dehors, il tombe de petit flocons blancs sur l'architecture rouge et brun foncé de Jean Nouvel. Les ocres et les terres du Musée du Quai Branly contrastent admirablement avec la rambarde en métal du Pont de l'Alma, la pierre, le bitume, la Seine vert de gris, le squelette de la Tour Eiffel, gris effacée sur le gris du ciel : nos fétiches modernes dans le tourbillon d'une courte neige d'hiver.

17h24. Sous un étroit faisceau lumineux, dans le sous sol circulaire qui enferme des milliers d'instruments de musiques du monde entier, une hôtesse me fait remarquer que je suis un peu en avance pour le concert. "- Mathias Delplanque & E'Joung-Ju joueront vers 18h, oui...". Je remonte devant la tête Moaï. L'île de Pâques de Pierre Loti... "Lentement elle s'approche et se précise, l'île étrange ; sous le ciel assombri de nuages, elle nous montre des cratères rougeâtres et des rochers mornes. Un grand vent souffle et la mer se couvre d'écume blanche."

17h47. On s'assoit en tailleur sur des coussins dans le petit amphithéâtre - gradins rouges - scène bleue. J'aperçois le Gômoungo - instrument traditionnel coréen en bois à 6 cordes et aux frets surdimentionnés - et le pédalier d'effet d'E'Joung-Ju. En face les instruments électroniques, l'ordinateur gris et la guitare noire de Mathias Delplanque. Au fond, de grands tissus accrochant la lumière découpent le fond de scène. A coté de moi mon voisin, la cinquantaine inconfortable sur les gradins en lino, pique deux gros coussins pour se caler le dos. Regardant mes jambes croisées, sa grosse moustache noire me dit d'un accent italien assez prononcé : "Je n'être pas Japonais pour asseoir comme ça..."

18h02. D'un exotisme, l'autre : "Alors commença une étrange nuit, toute remplie de visions fantastiques et d'épouvante. Les draperies d'écorce mûrier voltigeaient autour de moi avec des frôlements d'ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait sur ma tête. [...] Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de cette nuit" sur le Quai Branly "de ces bruits désolés de la nature, de ces grands bois sonores, de cette solitude dans l'immensité de cet océan, de ces forêts remplies de sifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes ; les toupapahous de la légende océanienne, courant dans les bois avec des cris lamentables, des visages bleus, des dents aiguës et de grandes chevelures... Vers minuit, j'entendis au dehors un bruit distinct de voix humaines qui me fit du bien" puis au troisième morceau un Te Te Te Tche rassurant comme le Trans-Europe Express de Krafwerk s'installe, les frottements de cordes et les pitches glissant du Gômoungo s'éclatent en écho panoramiques, les résonances de cordes cuttées, ouvertes ou reverbérées par Delplanque, créent une sorte de Dub Coréen inouï. Parfois, je retraverse les rues d'Omikron, la ville jeu vidéo de Nomad Soul, avec David Bowie sur les harmoniques glacées de Pat Metheny. Un peu plus loin, j'entends la voix de Bjork sur les thèmes hypnotiques se déployant devant nous, comme elle l'a fait avec Matmos ou sur la bande son de Drawing Restraint 9 avec Will Oldham. J'entends aussi les Obliques Sessions et les guitares en plastiques de Comelade, Bastien, Berrocal et Liebezeit. Mais quelque soit les parallèles que j'esquisse, ils ne rendront pas compte de la modernité de ce qu'il s'est passé ce samedi soir de février 2013.

19h10. Après deux rappels, la salle se rallume et les applaudissements sont nourris. "Et vraiment un peu d'amitié avait jailli entre nous, de nos différences profondes peut-être, ou bien de notre enfantillage pareil."


Le nouvel album de Mathias Delplanque - Chutes est disponible chez Baskaru records. Ecouter ses albums précédents sur mathiasdelplanque.bandcamp.com ou sur spotify et lire notre interview ici.

*Tous les extraits proviennent de Pierre Loti - Voyages (1872 - 1913)

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